On savait bien qu’on devrait franchir le pas un jour. Que c’était bien beau de parler de maison, de jardin, de deuxième enfant, tout ça… Temps qu’on n’avait pas mis en vente ce qui nous sert de toit depuis quatre années, on pouvait tranquillement surfer sur les projets de grands espaces à conquérir, s’autoriser toutes les rêveries de petits déjeuners façon « l’ami Ricorée » sur une jolie terrasse, s’épancher en projets d’organisation des pièces de cette future maison BBC qu’on se ferait bâtir en plein cœur de la ville.
Mais je suis à cet âge où les certitudes durables ont besoin de garanties, et accessoirement d’un minimum de lucidité. Dès lors, pas la peine de critiquer mon banquier qui me réclame mes trois dernières fiches de salaire pour m’accorder le moindre crédit. Pas très honnête d’en vouloir à mon assureur qui m’impose un questionnaire détaillé de mes derniers pépins de santé avant de me faire signer un contrat ou la moindre couverture nécessite le paiement d’une franchise plus élevée que dix cotisations mensuelles. Je suis comme eux, cynique et grinçant. C’est tuant, dans la force de l’âge, de cogner ses derniers rêves de gosse contre le mur froid de la réalité et le crépi rugueux de ses propres limites.
Alors après en avoir discuté ensemble, nous avons pris ce qu’on appelle communément « nos responsabilités », pour habiller plus joliment l’idée de « nos emmerdes à bras le corps ».
J’ai contacté une agence. Le type est arrivé dans un costume sombre avec une gourmette et une chaîne en or bien trop tape-à-l’œil pour inspirer la confiance. On a parlé estimation, il nous a dit que nous étions raisonnables. Je ne savais pas si ça signifiait « cons » ou « bien gentils ». Il nous a dit que notre prix semblait adéquat, qu’il s’engageait à faire tout son possible – une pancarte, une petite annonce et un article via Internet – pour nous décharger de nos murs dans moins de trois mois. Nous avons dit « Ok ». J’ai refermé la porte derrière mon agent du KGB qui avait manifesté autant d’humanité durant notre entretien que Staline à la conférence de Yalta.
Le vide s’est engouffré dans l’appartement pour s’approprier nos souvenirs heureux passés au troisième étage de cet immeuble. Notre emménagement galère, nos petits travaux et mes errances de bricoleur du dimanche. Nos étreintes amoureuses sous lumière tamisée. Les préparatifs de notre mariage. Les fêtes, les repas, les soirées vautrés sur le canapé. Matteo.
Matteo en arrivant de la maternité et moi lui expliquant qu’il est chez lui. Matteo dormant sur Laury. Matteo se redressant dans son parc, déboulant du couloir à quatre pattes, roulant sur son petit camion. Matteo marchant. Matteo courant.
Je suis groggy. On ne rattrape pas le temps qui passe. Nos mains sont des paniers percés.
On m’a toujours conseillé de ne pas m’attacher au matériel. Parfois j’ai l’impression que c’est lui qui s’attache à moi.
Et puis de toute façon, pour moi c’es sûr, les lieux ont une âme.
J'ai lu et j'ai beaucoup apprécié...
RépondreSupprimerSincèrement.
"C’est tuant, dans la force de l’âge, de cogner ses derniers rêves de gosse contre le mur froid de la réalité et le crépi rugueux de ses propres limites."
Leeloo
Merci beaucoup. Le Blog végète, comme mes aspirations d'écrivain, mais c'est encourageant.
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